Cécile Asanuma-Brice, Fukushima, dix ans après, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2021, 216 p.
Par Éric Seizelet (professeur émérite université Paris-Cité)
Le 11 mars 2011, un tremblement de terre doublé d’un tsunami dévastait la côte nord-est du Japon faisant près de 20 000 morts et plus de 2500 disparus, provoquant la plus grande catastrophe naturelle du Japon d’après-guerre et l’accident nucléaire le plus grave depuis celui de Tchernobyl les 25-26 avril 1986. Les images quasiment en direct de cette triple catastrophe, et notamment celles de la centrale nucléaire Dai-ichi de Fukushima, l’étendue des dévastations, ont fait le tour du monde. Depuis cette date, on ne compte plus le nombre de publications tentant, avec le temps, d’en dresser le bilan humain, culturel, économique et industriel. Parmi celles-ci, un rapport officiel, très discuté : celui du Comité scientifique des Nations unies pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR), publié en mars 2021, au même moment que l’ouvrage de Cécile Asanuma-Brice, selon lequel la catastrophe nucléaire de Fukushima n’a pas entraîné de conséquences sanitaires notables sur les populations et les travailleurs exposés. N’aurait-elle été qu’un incident « propre », à mille lieues des fantasmes distillés auprès d’opinions publiques apeurées et mal informées ? Pourtant, comme le souligne Cécile Asanuma-Brice, il reste encore difficile de faire la part des décès liés directement à la catastrophe, de ceux induits par elle ou imputables au désastre nucléaire. De là à dire que Fukushima n’a occasionné aucune victime, il y a qu’un pas allègrement franchi sur les plateaux de télévision, y compris en France. Pour y voir plus clair, il faudrait disposer de tables longitudinales de mortalité dans les trois départements les plus touchés, avant et après la catastrophe pour voir s’il y a eu surmortalité ou non. Et encore…
Dans ce climat quelque peu délétère et suspicieux, quelle contribution peuvent apporter les SHS, au-delà des macabres querelles statistiques, des questions purement techniques concernant la gestion de l’aléa nucléaire, et des postures militantes que l’incident de Fukushima conforta dans leurs stances anti-nucléaires ? L’ouvrage de Cécile Asanuma-Brice s’inscrit dans une lignée de publications qui, pour s’en tenir au domaine francophone, est déjà particulièrement riche. Outre le témoignage, pionnier, du « récit d’un désastre », de Michaël Ferrier (2012) ou la « chronique du désastre de Fukushima » de Thierry et de Nadine Ribault (2012), il faudrait citer les travaux de Guillaume Carbou sur les « médiations symboliques » et le rôle des médias sociaux dans la compréhension de la catastrophe de Fukushima (2015), d’Aissam Afrouss sur la mise en récit par le directeur de la centrale de Fukushima (2018), de Mathieu Gaulène sur le discours autour d’un « accident made in Japan » (2019), de Yuki Kobayashi sur l’interface entre la gestion politique et technique de la catastrophe de Fukushima (2019), de Rika Kojima sur la notion de risque appliquée aux questions de vulnérabilité et de responsabilité (2020), d’Aurélien Portelli et Franck Guarniéri sur l’accident de Fukushima et le rôle du Premier ministre Kan Naoto (2022). Sans oublier les contributions franco-japonaises au numéro spécial de la revue Ebisu à l’occasion du dixième anniversaire de la triple catastrophe de Fukushima (2021, n°58). C’est dire que l’ouvrage de Cécile Asanuma-Brice intervient dans un paysage déjà bien balisé par les SHS y compris du point de vue qui est le sien ‒ la sociologie – et de son approche : donner la parole en priorité aux rescapés et à leurs familles.
Le travail de l’auteure, chercheuse associée au Centre de recherches sur le Japon (CRJ) de l’EHESS et co-directrice du programme Mitate Lab du CNRS sur Fukushima, s’organise autour de six grands chapitres ou thématiques : la gestion impossible de la catastrophe ; l’organisation de la société civile pour faire face aux carences des pouvoirs publics ; la politique de relogement ; les conséquences sanitaires de Fukushima ; la communication sur le risque et l’incitation au retour des personnes évacuées ; les problèmes de reconstruction. L’ouvrage s’appuie un socle d’articles en partie déjà publiés par l’auteure sur ce thème, étoffés et mis à jour. Il fait usage de sources bibliographiques trilingues, issues en majorité de références puisées sur internet ‒ quoiqu’un peu faibles du côté des sources en langue japonaise ‒ et il est agrémenté d’entretiens avec les protagonistes de la catastrophe, décideurs et réfugiés. L’ensemble, rédigé d’une plume alerte et documenté, a le mérite de fournir au lecteur un panorama global, dans la durée, des réactions parfois contrastées et ambivalentes de la société japonaise et de ses acteurs face à cette catastrophe inédite. Les passages consacrés au traitement des travailleurs des centrales et des journaliers sont particulièrement intéressants. Et inquiétants… Sur ce point, le pari est réussi. Mais il comporte néanmoins quelques biais : on regrettera par exemple que les travaux de Kobayashi, et surtout de Kojima, ne soient pas cités. Par ailleurs, la thèse de l’auteure ne se déprend pas d’une certaine vision manichéenne : impéritie des politiques, minoration des effets de la catastrophe confinant à la dissimulation, mobilisation de la société civile et des ONG soulignant les déficiences des autorités, résilience comme incitation à la résignation (et à l’oubli). Certes, mais on peut penser que ces traits ne sont pas propres au Japon : qu’on se souvienne des attaques virulentes contre le gouvernement français dans le traitement de la lutte contre le coronavirus : 14500 plaintes enregistrées en 2021, rien que devant la Cour de justice de la République (CJR). La gestion et la communication de crise relèvent d’un exercice impossible dont les gouvernements sont rarement crédités, quand bien même les résultats seraient là… Le recours aux entretiens donne une épaisseur humaine à l’expérience traumatisante de l’évacuation et du déracinement. Mais ils sont finalement sans surprise : le désarroi le dispute à la critique lancinante des gouvernants. Un classique dans ce type de situation d’exception. Le risque est de tirer d’une expérience singulière des généralités pour le moins contestables : ainsi pour les divorces générés par la catastrophe : genpatsu rikon. La presse japonaise s’en est fait effectivement l’écho. Sans nier la réalité de ce phénomène, faut-il considérer l’incident de Fukushima comme la cause directe du divorce, ou comme révélateur d’une fracture préexistante dans le couple ? Y a-t-il dans les statistiques officielles de divorce en 2011-2012 une évolution à la hausse accréditant la thèse des atomic divorces, au moins dans les zones les plus impactéss par la catastrophe ? On regrettera également l’absence de regard sociologique sur les multiples procès engagés contre l’État et les opérateurs pour se faire reconnaître le statut de victimes, et peut-être aussi une vision verticale, voire jacobine ‒ à la française pour ainsi dire ‒ de la crise occultant les rapports entre le centre et la périphérie : le livre consacre plus de développements aux ingérences des yakuza qu’aux collectivités territoriales. Peut-être que leur rôle a été minime, mais il aurait fallu le préciser et dire pourquoi.
Et maintenant ? La décision prise par le gouvernement japonais le 13 avril 2021, après plus de six ans de débats, de rejeter dans l’océan, après traitement et sous contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), 1,25 million de tonnes d’eau contaminée, en raison de l’épuisement des capacités de stockage a soulevé l’inquiétudes des riverains et des voisins de l’archipel. L’avenir du nucléaire civil au Japon demeure certes en suspens, mais le PLD au pouvoir y est favorable. Quant aux séquelles diverses de la catastrophe de Fukushima, Cécile Asanuma-Brice a raison de souligner que tant sur le plan psychologique qu’au niveau de la santé publique, elles sont loin d’avoir été surmontées. L’incitation au retour reste problématique, soit que les réfugiés et évacués aient reconstruit leur vie ailleurs, soit que la perspective de revenir dans des zones jugées peu sûres en dépit du discours officiel, désertées, et dont le cadre de vie a été entièrement bouleversé, apparaît peu attrayante. Toutefois, si l’on en croit du moins les sondages sur les cinq dernières années, la proportion des Japonais associant l’énergie nucléaire aux mots « dangerosité » et « insécurité » diminue, tout comme l’hostilité au redémarrage des centrales arrêtées, tandis que la construction de centrales de nouvelle génération recueillerait l’assentiment de la majorité des sondés selon la NHK. Voilà qui tempère les manifestations en faveur de l’arrêt du nucléaire dont l’auteure fait état. Avec le temps, Fukushima n’aura-t-il été qu’une parenthèse sur le point de se refermer ? La question mérite d’autant plus d’être posée que l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022 et la hausse spectaculaire du coût des énergies fossiles en conséquence des sanctions infligées à Moscou, ont redonné de l’attractivité à la filière nucléaire, au Japon comme ailleurs, et que l’écologie ne dispose pas, dans l’archipel, de relais politiques forts dans les instances du pouvoir. En fait, comme le sociologue Yoshimi Shun’ya, non cité par l’auteure, l’avait souligné au lendemain même de Fukushima dans son livre yume no genshiryoku, le rêve de l’atome (2012), la société japonaise reste écartelée entre addiction et répulsion au nucléaire, exposée qu’elle a toujours été à un discours officiel bien rodé sur les bienfaits du nucléaire, en tant qu’énergie de confort inépuisable, tout en étant taraudée par la face sombre de l’apocalypse atomique. Rien n’indique que, passé le moment Fukushima, elle ne succombera pas à nouveau à cette schizophrénie.
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
SFEJ (3 octobre 2022). Cécile Asanuma-Brice, Fukushima, dix ans après, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 2021, 216 p. Japon(s). Consulté le 21 avril 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/u1mc